Forum “À Ciel ouvert ” 2018 Reza Moghaddassi
Conférence restituée par Amaji et Madhuri
« Tout fonctionne,.. c’est bien inquiétant » (Heidegger)…
Plaisanterie sur le micro et rappel qu’un monde chosifié, où chacun est réduit à son fonctionnement, nous place dans un univers où le mystère de l’être est remplacé par le rôle joué.
“Comment la soif pourrait-elle émerger dans une vie qui “fonctionne”? Combien de temps notre être peut-il tenir en devenant une simple machine à travailler et à jouir?” (la Soif de l’Essentiel, Reza Moghaddassi)
Plan de sa conférence: Élévation – Incarnation – Dévoilement.
“Il faut une terre stable pour construire une maison; un ciel pour faire grandir et l’homme entre ces 2 pôles relie l’élévation et la profondeur en son cœur.”
Trois manières de présenter le chemin spirituel se retrouvent dans tous les courants et semblent en opposition ou complémentarité selon le regard. Parfois nous pouvons être agacés par l’autre Voie, une croyance différente de la nôtre.
1- Élévation :
C’est cela qui pourrait déchirer le voile de la médiocrité.
Pascal : « L’homme a des désirs infinis qu’aucune réalité finie ne peut combler »
Fatigue de la routine, de l’ennui, de la bêtise et de la frustration entretenue. Se réfère à « autre chose » qui n’est pas là. Sentiment de séparation, nostalgie du retour. Cf Rumi.
D’où une orientation du désir vers le vertical. Le chemin commence par une douleur de la séparation, la naissance du désir. Je sais que l’Essentiel me manque.
« Je sais que je ne sais pas » (Socrate)// « Le moi qui dit moi n’est pas le vrai moi “ (TAO)
Le désir se lève et s’élève, la quête peut commencer.
Nous pouvons sortir de la Caverne (Platon) C’est le travail de s’extraire de la cage, de nettoyer le miroir.
Il y a une sainte douleur car l’Essentiel me manque. Et en même temps on est confronté au paradoxe: s’arracher à ce monde pour aller vers le plus profond, le plus intime risque de nous perdre dans la dépréciation de ce qui est là. D’où la dérive possible:
↘ Haine de la vie, de la matière, des autres; de soi tel que l’on est. Comme si le but de l’existence serait de nous noyer dans le refus. Tentation de se couper de la réalité. de vivre en exil, et que ce monde soit vécu comme une tombe. Il y a des dérives dangereuses: se mortifier physiquement ou psychiquement pour nier la beauté et la bonté de notre incarnation. S’extraire dans un monde angélique, étouffer la vie en nous et les autres dans un idéal de “pureté ”qui tue l’amour.
Se souvenir que l’idéal est projeté dans le futur, l’identification porte le poids du passé, et seul est neuf et cadeau le présent à la Présence.
- Incarnation
Le corps n’est plus une cage, l’âme n’est pas en exil, mais en mission, en responsabilité. Voie de transformation qui est aussi une expérience consentie de la finitude, de la fragilité, la vulnérabilité.
Ne pas s’enfuir dans un ailleurs. Tout courant spirituel qui rejetterait le tragique de la vie serait une erreur. Le sensible peut devenir sensé. C’est à nous de donner du sens et participer à la création, sublimer la matière. Comme le sculpteur dégage la forme de la statue dans le bloc de marbre qu’il élague, nous rencontrons les limites de la matière.
Ainsi Lanza del Vasto en Inde ( La rencontre aux sources ) va à la rencontre de Ramana Maharshi et Gandhi. Il choisit la voie de l’action, la lutte dans ce monde:
« Ce que ton bras trouve à faire, fais-le avec force. C’est là ta part » (L’Ecclésiaste)
« Une seule bonne action vaut 10000 prières » (Mohamed)
Il y a une tension entre les 2 conceptions. Souvenons-nous de la rencontre décapante d’Arnaud Desjardins avec swami Prajnanpad son guru: “Arrétez le déni, le mensonge! Qu’est ce que vous faites pour soigner le monde?”
De même l’abbé Pierre stigmatise l’illusion de prétendre “je veux la Paix” lorsqu’on regarde la misère sans chercher à la soulager. C’est l’appel à l’engagement.
↘ Dérive possible: Se perdre dans l’action, vouloir changer le monde sans rien attendre de l’Au-delà. Désespoir de ne pas pouvoir “tout faire” et de croire qu’on peut réduire un humain à ce qu’il est devenu. Voie de l’in – tranquilité. Or, « Chacun vit dans son monde, seul le sage vit dans Le Monde. »
Dans cette seconde voie, on peut vivre à la fois joie et douleur (du “jamais assez”) mais on peut traverser par la rédemption du don dans l’instant.
Exemple de Tolstoï dans “maître et serviteur”: Le riche Vassili Brekhounov qui se croyait propriétaire de tout, y compris de sa propre vie, sauve le serviteur que jusqu’alors il ignorait en risquant la mort. Il réalise alors que sa vie ne lui appartient pas mais qu’elle lui a été donnée, et que c’est en se donnant lui même qu’il se met le mieux au service de la Vie. Autre exemple la rédemption de la rage impuissante et de la violence dans le roman
“Ne préfère pas le sang à l’eau” (Céline lapertot)
3- Dévoilement
“Ce qui est ici et maintenant n’est nulle part ailleurs” Lao Tseu
Simplement accueillir ce qui est là. Abandon de la volonté : Tout est là. Approche non dualiste. Plus de référence à un moi qu’il faudrait dépasser, à un Dieu qui serait loin. Passer de la vue à la Vision.
↘ Piège:. La vie intérieure ne peut se réduire à l’émerveillement. Risque de rester dans la contemplation.
Dans la 3 ème voie, le danger est de se réfugier dans le contentement de jouir d’un émerveillement égocentrique, effaçant la responsabilité par un langage de non dualité (se placer sur le plan de l’essentiel pour n’être pas contrarié par le reste). Dans l’évitement de la confrontation, invoquer l’émerveillement sans le vivre. Le tragique de l’existence appelle à faire face, se lever, combattre. On a soudain des ennemis que l’on dérange (Socrate; Jésus ; Gandhi etc), c’est le prix à payer pour l’engagement qui va parfois jusqu’à la mort. C’est l’expérience de l’adversité.
Qu’est ce qui fait l’unité entre ces 3 voies ?
Il y a la tentation d’opposer ces directions, de choisir en ayant “raison”, d’exclure?
Or la Vérité comme un diamant a plusieurs facettes. Cependant se souvenir aussi que le cristal de carbone est de même nature que le charbon, à la différence qu’il est structuré dans une harmonie moléculaire. Donc ne pas nier qu’il faut désherber le jardin et qu’il y a nécessité de “se retrousser les manche” (après l’extase, la lessive, livre de Jack Kornfield).
“Chaque brin d’herbe est devenu une lettre du Bien-aimé” Rabindranath Tagore. Oui au retour de la caverne, pour celui qui revient, il n’y a plus l’apparence mais , passant de la vue à la Vision, tout devient Apparition.
L’Essentiel est déjà là…et nous pouvons être si souvent absents au rendez-vous…
Réaliser le relatif dans l’Absolu, l’Absolu dans le relatif et voir que l’Absolu est déjà là.
Complément à partir des questions posées.
L’erreur serait d’opposer ces 3 approches en oubliant qu’il y a un travail à faire, un combat à mener pour arracher l’Immonde, l’insensé.
“ La Vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute vérité s’y trouve” écrit Rumi.
La liberté, c’est le choix de dire OUI, et donc de dire non à des millions d’autres possibles. “l’intention se purifie par l’action” (Mère Térésa)
Il faut faire de nos boiteries une danse…
Cet engagement profond appelle aussi le détachement et une reliance, le point de vue de l’Éternité. Comme le vieillard qui sourit en regardant les enfants jouer à la guerre et n’en fait pas un drame. La proximité avec la mort ouvre à l’essentiel.
Il peut y avoir un effondrement dans l’amour humain, mais l’Amour est plus grand, au delà:
“Ta demeure est dans mon coeur – Où donc peux-Tu être absent?”
Finalement se mettre à l’écoute comme l’artiste ou le sage: Qu’est-ce qui veut surgir de moi? Une nécessité intérieure plus forte que les contingences.
Et c’est à nous de créer les conditions de disponibilité pour cette rencontre intime, personnelle avec son “daimon”.
Après il faut une forme pour la transmission. Saguna (sanscrit “avec forme et nom »). Des rituels, des symboles, des rencontres avec les saints et les sages, une façon d’incarner Ce qui est au delà de tout et vient transmuter nos vies.
“Une Voie qui ne nous conduit pas à une plus grande présence, à plus de gratitude, de don et de pardon, ne répond pas à la soif de l’âme” ( Reza Moghaddassi: La Soif de l’Essentiel)
.Nous sommes convoqués à l’expérience fondatrice de l’altérité.
Le fond de l’être est relation, que ce soit au plan du corps, du cœur ou de l’intelligence. IL me faut soigner la rencontre, le lien avec ce qui n’est pas “moi”. Cet amour que nous désirons tant ressentir, nous ne pouvons nous le donner à nous même. Il prend vie par cette personne à côté de moi, cet objet, cette plante, cet animal, la nature et l’art.
“C’est la relation que l’homme entretient avec son semblable qui donne la mesure de ce que le monde signifie” (Levinas: Entre nous.)
Le lien profond est perdu chaque fois que nous oublions cette attention, cette ferveur.
Nous sommes appelés à faire de l’art de vivre un projet poétique, réenchanter le monde, vivre ensemble et ne pas évacuer Dieu, quel que soit le nom qu’on lui donne, du monde de la relation…Créer des confréries…
Pour ne pas conclure (extrait du livre de Reza, page 213) :
Qu’est-ce qui compte quand la vie est comptée?
Dire merci, dire pardon, dire “Je t’aime.”
Qu’est-ce qui compte quand la vie veut être goûtée?
Dire merci, dire pardon, dire “Je t’aime.”
C’est facile, et pourtant c’est difficile.
On croit comprendre , mais on n’y comprend rien.
Il faut, pour certains, frôler la mort pour le réaliser
Il faut, pour chacun, tenter un chemin pour y arriver.