Il faudrait dans les apparences distinguer par minuscule et majuscule une notion impossible à enfermer dans le filet des mots, énergie vivante et vibrante qui dépasse ce que chacun peut en dire… Et surtout croire qu’il peut déterminer, fabriquer ou « avoir »! Et pourtant, puisque la parole est créatrice et délivre d’un flou informel, on peut essayer de mettre des mots qui seront forcément réducteurs et généreront peut-être une formulation autre : une invitation à penser et clarifier. Ce qui importe là c’est de maintenir ouvert le laboratoire secret où s’élabore la recherche ardente.
Au plan de l’infini, la sangha est de tout temps et tout lieu, en toute culture puisque la séparation est illusion, le jeu de la lila divine. On pourrait dire autrement : danse des particules, vibrations de la matière énergie constamment en interaction d’une « extrémité » (existe-elle ?) de l’univers à l’autre : rien n’est séparé de rien nous confirme la science comme la méditation. Et cependant nous l’avons oublié…
Dans l’espace temps de notre incarnation en dualité, la Sangha se découvre comme lorsque la feuille de l’arbre se révèle être de toutes ses parties reliée à la terre et au ciel, à toute la planète, au cosmos sans fin dans une vibration holistique. On pourrait aussi dire que la Sangha trouve son évidence lorsque la vague que nous sommes, forme transitoire et limitée, prend conscience de son point. de coïncidence avec l’océan. Le petit moi s’ouvre et le coeur est irradié.
La Sangha est initiatique dans le sens qu’elle initie une nouvelle vie et qu’elle procède d’une rencontre fondatrice avec la Réalité essentielle. Peu importe au bout du compte le « contenu » de la foi, il s’agit toujours d’être reliés à la Source qui nous rend fraternels, aimantés, aimants, orientés ensemble vers le Centre qui rayonne en nous et se déploie dans la diversité unique et libre de chacun.
Foi, Shrodda, en sanscrit, a l’avantage d’exprimer en union la confiance éprouvée d’un appui intérieur reconnu et les « fiançailles » éperdues d’un frémissant désir toujours renouvelé. Les croyances sont affaires de culture et d’époque, on peut en changer au cours de la vie. La foi est de l’ordre de l’être.
L’unité de Ce qui est au delà de tout nom et toute forme des multiples plans de l’univers connus et inconnus se manifeste en polarités spiralées comme la gravitation des constellations ou des plus infimes particules de matière : une danse qui entrelace l’infiniment grand et l’infiniment petit dans une ivresse vertigineuse : « l’Amour, dit Dante Alighiéri, qui fait tourner la terre, le coeur des hommes et les autres étoiles ».
La révélation de cette nature intime que nous sommes « Je suis », qu’on l’appelle univers, vide ou plénitude, passe par des expériences toujours personnelles et incomparables. Dans les enseignements hindous, il est spécifié que l’on ne peut contacter directement l’Un hors de toute forme et nom (nirguna) et que le chemin passe par des apparences sensibles (saguna); une voie (sadhana ) donnée par le guru . Ainsi les familles de coeur se rassemblent autour d’un « passage » qui transperce les apparences et éveille la certitude d’une Présence vécue, reflétée, révélatrice. Nous en sommes tout autant traversés et habités.
Le centre « vide », Dieu, (la déesse ?), la Vie, l’ange, le Lama, le Guru etc. est reconnu parce que nous reconnaissons en nous cet espace infini dont il est témoignage. Nous y naissons. Ce n’est pas un maître qui nous dit ce qu’il faut faire et penser, nous demandant d’imiter un parcours déjà jalonné. C’est une fenêtre, une porte dans le mur de nos aveuglantes illusions ou de notre découragement, une lucarne, même petite, imparfaite et improbable, qu’importe. Le regard ne s’arrête pas à une forme à idolâtrer, le désir du coeur ne s’emprisonne pas dans un espoir maladif de le posséder ou d’en être préféré. Amour sans exclusive et sans exclusion, tout est là*. Son existence dans une culture, un sexe, un discours donné, à la limite, nous nous concerne pas. Seule sa transparence bouleversante nous importe car là nous savons, nous voyons, nous touchons, à travers lui : Ce que nous sommes. Et cela passe par la re-connaissance: se reconnaître devant soi et devant l’autre, L’Autre.
Seul l’amour – la psychanalyse dira le « transfert », les religions diront la dévotion, la bhakti, la
compassion – seul l’amour nous transforme puissamment et comme le dit Thérèse d’Avila après St Paul : « il peut tout , il guérit tout ».
Ainsi d’accepter notre impuissance fondamentale, et de nous abandonner (slum : racine du mot islam) avec ferveur , nous devenons libres. La Présence reconnue à travers cette icône nous révèle qu’elle est le coeur de notre être et celui de tout être en qui elle germe et s’épanouit, dort ou se manifeste plus ou moins .Elle est l’être intime de tous les êtres. Éblouissante certitude ne serait-ce qu’une fraction de seconde, épiphanie, ça change la vie, le désir nous oriente, le chemin se dessine par nos pas amoureux.
La sangha est liée à cet engagement là et se propage dans une lignée « verticale » où celui, celle qui accepte d’être guru, témoin et témoignage pour d’autres comme pour lui même, est d’abord Chela, disciple éperdu, voué plus que jamais à une fidélité de servir et s’incliner. Il est « trouée » dans les nuages qui s’élargit, le vide au moyeu d’une roue. Il n’a rien à faire qu’à être : lui-même en transformation incessante, immobile et dansant. S’il s’arrête, s’il arrête, il usurpe.
Car attention, de quoi s’agit-il? La marge est étroite sur ce fil du rasoir et la vigilance toujours requise. Elle est très puissante en nous la nostalgie d’un parent parfait . Un père omniscient, qui nous guide et nous délivre de la responsabilité de choisir et penser par nous même, qui nous dispense de risquer l’échec, bricoler avec humilité sans solution miracle, bref d’oser agir et inventer nos vies. Une mère idéale et toute puissante, qui enfin comble à satiété nos désirs et attentes, redoutable et adorable à la fois, une idole en qui nous pouvons régresser jusqu’à l’état d’embryon complètement dépendant, « porté » et dispensé de tracer son chemin pas à pas…Elle est prégnante la nostalgie d’un maitre à (ne plus) penser!
Or le vrai guru, celui qui « fait le poids », c’est à dire la gravitation, comme l’indique son étymologie, l’axe qui nous réoriente, est intérieur. Et celui qui nous le révèle, loin de nous combler ouvre en nous une faille, une béance à l’ouvert, une soif inextinguible d’infini. Le maître bouleverse « nos petits arrangements » * . Son regard bienveillant posé en nous détruit peu à peu toutes nos petites ou grandes illusions, en particulier celle d’échapper à notre finitude et notre imperfection.
Le guru n’est pas idéal, il ne reste pas dans la niche dorée où nous voudrions figer une doctrine et un mode d’emploi* défini une fois pour toutes. Il est là où on ne l’attend pas, dans l’aventure toujours renouvelée d’être vivant, relié, vulnérable et vibrant. L’idéal est une violence insidieuse mais meurtrière (et jusque dans la réalité, dès qu’un groupe prend le pouvoir et impose le « bien » à l’autre qu’il faut convertir ou éliminer), l’idéal fonctionne sur le rejet de soi, de l’imperfection, du mouvement de la vie.
Lorsque nous renonçons à croire, ou faire accroire que le maître idéalisé (donc nous « un jour ») peut tout, sait tout et échappe aux limites, enfin délivrés de cet espoison pernicieux, nous commençons ensemble un chemin de partage et fraternité, chercheurs et responsables. Nous avons alors renoncé aux solutions magiques.
La Sangha est à la croisée des axes vertical et horizontal, croix de vie, choix de vie.
Verticalité sans laquelle la sangha ne serait qu’un regroupement fondé sur la ressemblance, une agglutination reproduisant du même. Au pire la coterie des initiés plein de condescendance ou commisération pour ceux « qui n’en sont pas ». Cet axe qui nous traverse et donne foi au vivant nous redresse, chacun au point unique et précis de notre incarnation qui est incomparable. Elle a alors du goût la sagesse/sapientia/saveur de la transmission, transposition de l’enseignement qui nourrit nos vies.
Et certes, elles sont conviviales les retrouvailles car elles frémissent d’agapé, Amour qui s’étend de plus en plus , de proche en prochain, chaque maille articulée dans une même étoffe.
Horizontale aussi donc, la sangha tisse et consolide une reliance commune et fraternelle. Elle est la manifestation et pierre de touche de cet amour partagé. Elle soutient comme elle fait travailler, trouvailler, car elle mobilise notre engagement et notre créativité. Et alors se joue la découverte de la « place » dans cette imbrication tournoyante des sphères. La place que l’on se reconnaît et tient, bien que toujours mouvante et unique, dans la responsabilité de ne céder ni aux mécanismes de fuite et effacement, ni à ceux de débordements impérialistes ou fusionnels. La place que l’on reconnaît aussi à l’autre, sans crainte de perdre son « territoire »*, usant patiemment les remontées de jalousie et la propension au jugement. Une place toujours différente mais rayonnante puisque vivante, fondée d’une participation à la même origine insaisissable. (lâcher prise!)
Et cette croix de Vie, cette roue de fortune, ce mandala tourne. Les épreuves et les cadeaux, défis* de notre existence incarnée, nous convoquent au déplacement, au réajustement dans la responsabilité et la liberté. Nous participons à la lila, la mouvante, l’émouvante manifestation de la Vie (shakti), inscrits dans le maillage avec les autres, dans le réseau que tisse la sangha.
la croissance de cette sangha est organique, naturelle, elle s’élabore comme un coquillage ou une galaxie à son rythme propre. Nul ne la décide, mais chacun a le choix déterminant d’y participer, de l’ignorer ou d’attendre. La spirale s’élargit, créatrice d’espace et de liberté au plus intime de soi.
« Divers sont les noms et divers les visages qui pourtant ne vibrent que d’ un seul amour » dit le poète Espriu. Il y a de multiples approches dans la diversité humaine, toutes ont leur vérité à condition qu’elles ne prétendent pas l’avoir toute et à l’exclusion des autres. Dans ce domaine il est si facile de céder à l’illusion totalitaire. L’organisation en institution (statuts statiques statufiés) peut très vite dériver vers le délire et la violence du pouvoir. Toute forme s’érige pour un temps, un lieu donné, juste dans l’instant, et soumise à l’impermanence qui lui permet de s’effacer, revenir se baigner à la source, dans l’humilité de « perdre » et la joie de renaître autre et neuve, de créer. (mudra du geste pur*)
La sangha dans le christianisme c’est la communion des saints, église (ecclésia : assemblée) corps du Christ lui-même fondé dans l’amour du Père, « Notre Père » et porté par l’Esprit Saint (le spiritus, souffle « Autre » comme dit J.Y.Leloup*). C’est la ouma des musulmans qui s’inclinent devant Allah le miséricordieux et dont Mohamed est le prophète, inspiré par Djibril (l’archange Gabriel). La sangha regroupe dans les ashrams indiens les chela (disciples) qui deviennent « gurubhaî », frères par le guru. C’est aussi ce mot sanscrit qu’utilisent les bouddhistes qui ont pris refuge dans le Dharma reliés directement au Bouddha par le lama. Il y a encore bien des formes et des noms car cette expérience fondatrice s’exprime dans toute la variété des cultures humaines.
Et il n’est nul besoin de religion pour participer à une sangha, surtout si on entend par « religion » de souscrire à un « opium du peuple » c’est à dire consolatrice et soporifique illusion – voire abrutissante et addictive.
Si les membres de la sangha ont peur « d’aller voir ailleurs » de « tout mélanger » et d’exercer l’humour et la critique, la forme est déjà figée comme un cercueil, un « prêt à penser ».
Au centre et à l’origine de la sangha il y a un « vide » aimanté qui ne saurait être saisi par un concept ou une formulation. Notons qu’en français l’anagramme de vide c’est Dieu (le v et le u sont identiques aux lettres romaines). Jung entre autre nous rappelle que nous ne saurions parler que des imago dei –image de Dieu car en tant qu’objet il n’existe pas. Cela est de l’ordre de l’être. Et l’expérience en est unique et personnelle, libre.
Une métaphore inspirée du langage scientifique peut essayer d’exprimer les rapports entre sangha, place de chacun et foi, élan .Témoin et signe de ce vide, un point, par exemple le centre de la terre, notre planète. Nous y sommes tenus, et par la gravité, inscrits dans un rayon jaillissant d’une même origine, sur une demi droite infinie dans son expansion, divergeant dans l’univers galactique . En ce point de la surface terre, nous sommes seuls responsables du segment que nous y incarnons. Littéralement nous concrétisons l’Energie Lumière Conscience en chair et substance par une poignée de molécules, composées en un corps unique et impermanent. Mais à jamais traversés par ce rayonnement, nous en sommes aussi le coeur, au delà de mort et naissance. La danse des particules, le champ des cordes quantiques, le chant de l’univers en expansion, le tressage espace temps matière énergie et la multiplication des possibles tout cela peut nous ouvrir au même émerveillement infini que la dévotion éperdue d’un amoureux de Krishna par ex, dont Radjipur* est un avatar: réjouissons nous de la diversité des mondes et de la liberté de reliance!